
Sauvage
Manifeste du tiers paysage de Gilles Clément /
Je ne suis ni géographe, ni urbaniste, ni jardinier, ni paysagiste. Je ne suis donc pas le mieux placé pour analyser en détail le fond de ce texte. En revanche, je peux saluer le geste de Gilles Clément. Ce geste illustre idéalement une définition que Michel Foucault donne de la philosophie : « entreprendre de savoir comment et jusqu’où il serait possible de penser autrement ». Gilles Clément fait un pas de côté, celui qui change la perspective et ouvre de nouveaux horizons. Il appose un regard critique pour mieux exercer une pensée en action. En un mot, il est ici question d’intelligence.
Cet exercice le conduit à forger un nouveau concept (activité chère à Gilles Deleuze cette fois-ci) : le tiers paysage. En 1789, l’abbé Sieyès, faisant les questions et les réponses, écrivait :
« Qu’est-ce que le Tiers état ? Tout.
Qu’a-t-il fait jusqu’à présent ? Rien.
Qu’aspire-t-il à devenir ? Quelque chose. »
Transposant ces propos à la question du territoire, Gilles Clément définit le tiers paysage comme le lieu d’accueil et de refuge de la biodiversité, chassée partout ailleurs. Il prend trois formes différentes : l’espace primaire, vierge de toute intervention humaine, la réserve, espace non exploité, et ce que Clément appelle le délaissé, sorte de friche industrielle, agricole, urbaine ou touristique, résultant d’un abandon.
Ces lieux n’ont jamais été ou ne sont plus domestiqués ni gérés par l’homme. Ce sont par excellence des lieux de liberté. Là règnent l’accident et la dérèglementation, qu’elle soit morale, sociale ou politique. L’improductivité y est maîtresse, l’accumulation économique faisant place à la transformation biologique. Gilles Clément a cette très belle formule pour évoquer le tiers paysage : il parle d’ « espace de vie inconscient ».
En ces temps où les périls écologiques se succèdent sans fin et où le contrôle de nos vies va grandissant, une telle lecture est intellectuellement des plus stimulantes. Elle nous rappelle qu’il existe partout autour de nous, des lieux de sauvagerie dans lesquels les enjeux ne sont « ni le pouvoir ni la soumission au pouvoir ».
Manifeste du tiers paysage, Gilles Clément, Sens&Tonka Éditeurs, 2014, Édition augmentée d’un avant-propos, 78 p., 9,50 €